Dans le cadre du colloque consacré aux « Enjeux de la Syrie et de sa Région » 26 novembre 2016 à Caen- France
Terreur de vivre par Philippe Sergeant, philosophe
Contribution à une analyse critique de la pensée judéo-chrétienne
Je ne commenterai pas les drames qui se passent en Syrie. Je n’ai ni l’autorité morale ni la compétence pour le faire. Mais j’interrogerai les conditions par lesquelles les habitudes occidentales impliquent ce drame et s’impliquent en lui.
Or, quoique je fasse, je vois toujours deux causes à ces implications : D’une part l’expansionnisme qui est le régime de diffusion par lequel des modèles de vie s’exportent par la voie de la colonisation. D’autre part, un mouvement contraire, le nihilisme, qui constitue l’essence de la pensée judéo-chrétienne, en détruisant paradoxalement ce qu’il se proposait de diffuser. Ce dernier mouvement est complexe. Nous verrons pourquoi. De toute façon, ces deux tendances se contrarient et se complètent. Elles s’expliquent par une dialectique que Hegel avait déjà théorisée au 19° siècle pour toute l’Europe dans le concept de l’Aufhebung. Terme qu’on traduit en français par une périphrase qui signifie que l’on affirme à la fois ce que l’on élimine. Plus précisément, ce concept exprime la tendance qu’a l’Histoire de supprimer systématiquement ce qu’elle désirait pourtant conserver. Ce mouvement dialectique a fait fortune, semble-t-il, en Occident, et se propose comme l’œuvre et le résultat inexorables du progrès. Il va de soi que ce progrès produit des dommages collatéraux considérables.
Je vais donc exposer quatre constats laconiques : La pensée, en Occident, a réfléchi à partir du néant. C’est le premier point qui la distingue de la plupart des sensibilités culturelles. Elle a séparé le corps de l’esprit. C’est le deuxième point qui fonde sa métaphysique. Elle a séparé le sens du signe, et c’est le troisième point qui fragilise toute perspective de dialogue. Elle a, en dernier point, inventé la notion de sujet ou de subjectivité par laquelle se sont développées des formes plurielles d’assujettissement.
Je tenterai ensuite de répondre à cette question: Que pouvons-nous faire aujourd’hui avec ces signes qui ne font plus sens ? J’évoquerai alors deux positions existentielles qui s’affrontent et nous mobilisent, aujourd’hui comme autrefois, entre un désir de transcendance et un désir d’immanence.
Il faut, disait déjà Leibniz, à la fin du 17° siècle ou à peu près, donner un corps à l’esprit pour l’éclairer parce qu’en son fond, l’esprit est sombre. Nous constatons, chaque jour, dans les faits, que l’esprit est sombre. Mais il faut, ajoutait-il aussitôt, donner de l’esprit au corps, car cette fois, sans esprit, c’est notre corps qui est sombre, comme le rappelle chacune de nos pulsions physiques.
Nous constatons, chaque jour, dans les faits, la violence des actes qui résulte d’une sorte de dissociation du corps et de l’esprit. Or dans l’Europe qui se vante, au moins depuis Descartes, d’être un exemple de rationalité, on n’a jamais su donner un corps à l’esprit, ni de l’esprit au corps. J’en veux pour preuve la fameuse déclaration des Droits de l’Homme, dont nous sommes, à juste titre, si fiers en France. Celle-ci ne se serait jamais appliquée à la lettre, si j’ose dire, si l’on n’avait pas séparé au préalable l’esprit du corps en faisant un usage quelque peu dictatorial et massif de la guillotine. Qui peut prétendre donner des leçons et fustiger la barbarie, même au nom des Droits de l’Homme ? Se rappelle-t-on que c’est sous la Commune que les Versaillais ont inauguré les premiers convois de déportation du petit peuple insurrectionnel ? Il est vrai qu’il faudrait relire Jules Vallès.
Or, de même qu’il faut un regard, une lecture pour éclairer une œuvre, il faut un regard, il faut une lecture pour éclairer les événements, parce qu’en son fond, l’esprit est sombre. Je vais donc parler de ce qu’il y a d’un peu sombre en Occident, pour tenter de l’éclaircir.
Au cœur de la métaphysique occidentale résonne encore la question leibnizienne : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? La question est dangereuse. Elle signifie qu’au cœur de cette métaphysique occidentale, on a eu la tentation de penser qu’il pourrait bien n’y avoir rien plutôt que quelque chose. Je ne crois pas qu’on ait posé cette question nulle part ailleurs. Il y a dans les concepts occidentaux, une oscillation permanente entre l’être et le néant. Et l’être, le Verbe « être » est une sorte de brûle-tout.
Nous aurons à comprendre pourquoi sur cette face du monde où, dit-on, le soleil se couche, et principalement en Europe, un désir incendiaire d’en finir avec l’Etre se propage si périodiquement : expansionnisme et désir de néant.
Souvenons-nous d’une déclaration philosophique à prendre très au sérieux. Elle ne peut pas laisser indifférents les Etats théocratiques : Dieu est mort. Tel fut le constat nietzschéen au cœur des nationalismes fratricides européens. Que peut faire l’homme occidental qui, exponentiellement, devient massivement athée ? Sa réponse rationnelle est-elle : il n’y a rien en dehors de cette vie. Et si tel est le cas, ce « rien » ne peut-il pas désespérer, agresser, exaspérer une grande partie du monde qui croit qu’il y a quelque chose ? Je ne traiterai donc pas des regards que nous portons sur le proche orient, sans explorer le problème qui touche au nihil. Car le nihilisme constitue l’essence de la culture européenne.
Cela touche fondamentalement à la question de l’écriture et de la représentation. C’est en tant qu’écrivain, ici, que j’essaye de comprendre. Or l’écriture est considérée depuis la philosophie antique comme le tombeau de l’âme. Non seulement, nous avons séparé l’esprit du corps, mais nous avons séparé les signes du sens. Cela mérite réflexion sur ce qu’on appelle un événement en Occident. Le passé qui nous lie à l’écriture est pourtant oriental. Avec la ziggourat qui s’élève vers le ciel en Mésopotamie, et le mastaba qui s’enfonce dans la terre d’Egypte. Nous l’avons oublié. L’écriture, pour nous autres, occidentaux, est peut-être un rêve de cire et de silicium.
Chaque écrivain, sans doute, se fait une certaine idée de l’écriture. Je pense au beau livre de Derrida, « l’écriture et la différence ». L’écriture y est considérée comme une trace, mais seulement en tant qu’elle produit son propre effacement. Selon cette conception, il appartient à la structure d’une trace de pouvoir s’effacer, de tomber dans l’oubli. Son inscription même est devenue immémoriale. Quel étrange sentiment de garder la trace de l’immémorial, de commémorer, en quelque sorte, les cendres desquelles renaît l’esprit.
En va-t-il de même pour les images, pour les œuvres, pour les artistes?
Ma question préliminaire serait celle-ci : Quelle est la tablette la plus ancienne où nous nous sommes exercés à écrire ?
On dit que cette tablette circulait déjà parmi les anciens, dès l’époque du Théétète de Platon. Cette tablette magique, c’était la tabula rasa. La tabula rasa est l’expression d’un savoir-faire selon lequel l’esprit recommence son expérience éternellement à partir de rien. Savez-vous que cette tablette magique a fonctionné à la perfection jusqu’à la Renaissance ?
À l’époque de Raphaël, il n’était pas rare qu’un artiste vînt effacer et recouvrir de sa propre peinture le chef d’œuvre de celui qui l’avait précédé. On y effaçait tout. Même le sourire des plus belles madones. Entre Bramante et Michel-Ange, les dagues et les couteaux parlaient avant les palettes et les cartons. L’art, comme la pensée, est un immense oubli créatif et un terrible palimpseste. Et le spectateur, le lecteur, accompagnent l’artiste, l’écrivain, dans cette quête de nouveauté amnésique.
Cette tabula rasa, c’est aussi un redoutable dressage. Un dressage, que Nietzsche appelait la culture, la transmutation de toutes les valeurs. Je crois qu’il entendait par là une sorte de miroiterie de la mémoire et de l’oubli : Puissance des générations et des destructions.
Cette tabula rasa, les artistes, à juste titre, s’en sont emparés, mais aussi leurs faux jumeaux, les nihilistes. Vous savez que les autodafés dans l’histoire sont récurrents. Un grand penseur, Elias Canetti, qui a vécu un peu en Suisse à un moment de sa vie, a écrit un beau livre : « Autodafé ». Sa question était la suivante : Les livres sont-ils faits, au mieux pour être oubliés, au pire, pour être brûlés ? Canetti pense que chaque époque a le Savonarole qu’elle mérite. Avant la chute de Laurent de Médicis, Botticelli venait jeter ses toiles dans le bucher des vanités. Au siècle dernier, le troisième Reich assassinait les artistes dits dégénérés.
De sorte que créer, détruire, sont deux gestes ancestraux symétriques, simultanés, qui expliquent, mais aussi compliquent nos existences. Et vous voyez bien qu’il n’y a pas lieu de s’étonner aujourd’hui d’actes terroristes. Ceux-ci constituent le fond sombre de l’esprit. L’Occident en regorge.
Y a-t-il une différence entre l’acte de créer et celui de détruire? C’est cette question que je voudrais poser devant vous et tenter de développer.
Juste une courte digression :
En écrivant mon petit ouvrage « La croisade des enfants », j’ai interrogé un processus. Celui de l’individuation. C’est le penseur écossais Jean Duns Scot au 13° siècle qui pose pour la première fois en Europe la question de l’individuation. Sept siècles avant le célèbre ouvrage de Gilbert Simondon, « L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information », en 1964.
Ce processus d’individuation est très simple. C’est ce qui fait qu’au bout d’un long temps historique, nous disons « je » ou « moi ». Au terme de ce processus, nous prétendons être des individus. Et je crois, pour ma part, que cette étrange prétention a une certaine beauté. Elle est typiquement occidentale. Nous prétendons être ceci ou cela. Nous nous réclamons d’une subjectivité. Il est vrai que Descartes nous y a un peu aidés. Et nous avons pour téléologie de célébrer nos individualités. L’extrême orient et le moyen orient n’ont pas développé le culte de la subjectivité. Comme dit l’écrivain iranien Youssef Ishaghpour, au logocentrisme occidental s’est opposé un logocentrisme oriental, et ce n’est pas du tout la même chose de comprendre les choses par l’histoire ou de les comprendre par la géographie. Le rapport à la terre n’est pas le même. Fernand Braudel en savait quelque chose.
L’individuation n’est rien d’autre que le processus par lequel nous assistons à la genèse, à la naissance d’un « sujet ». Cette naissance est un accouchement. Une maïeutique. Mais qui accouche ? Dans une certaine tradition judéo-chrétienne, c’est Dieu. Mais c’est un Dieu très curieux. Sa créature provient du néant. Il y a un certain partenariat entre Dieu et le néant. Dieu crée ex nihilo. C’est le seul Dieu au monde qui parvienne à cette performance. Et Nietzsche disait de lui qu’il devait se sentir très seul. Avant lui, les autres dieux au moins négociaient avec quelque chose, quelque chose d’informe, sans doute, par exemple avec le chaos. Mais le « sujet » judéo-chrétien va naître, à l’image de son dieu, en sortant de la matrice du néant. Son origine, c’est le néant. Dans son grand commentaire de la métaphysique d’Aristote, jamais Averroès ne s’est inquiété du néant : c’est que le nihil est une préoccupation essentiellement occidentale.
Tel est le paradoxe de la tradition judéo-chrétienne qui n’est ni grecque ni syrienne : Pour qu’il y ait quelque chose, il faut, avant toutes choses, poser le néant. Sur ce principe, tous les théologiens s’entendent. Curieux principe. Et Curieuse Madone, curieuse vierge, curieuse immaculée conception que celle qui, pour leur salut, tire du néant les chrétiens animés sans cesse par la crainte fascinée qu’ils éprouvent d’y retourner ! De sorte que le néant est inscrit dans nos gènes, dans notre psyché, et que nos pulsions de mort en sont les représentations, les mille petits miroirs, les mille dérèglements raisonnés de tous nos sens.
La psychanalyse aura pour fonction d’analyser les anamorphoses de nos psychés. Ces représentations sont religieuse, métaphysique, poétique, esthétique, politique. Elles mêlent les eaux d’Eros à celles de Thanatos pour que surgisse un « moi », un « je ». C’est pourquoi je ne m’interroge pas sur les actes terroristes qui, aujourd’hui, font la « une » de nos journaux, sans poser la question du « sujet » qui, en occident, a déterminé dans le monde et historiquement tant de formes d’assujettissement.
Je reprends donc, après ma digression, ma question : Y-a-t-il une différence entre créer et détruire ?
Observons quelques résultats tardifs : Au 19 siècle, les vagissements du « moi » résonneront dans l’œuvre de Max Stirner. Ils auront un retentissement énorme dans toute l’Europe ; « l’unique et sa propriété », son œuvre célèbre, fut lue par des milliers et des milliers de nihilistes naissants. : Dans cet ouvrage, il est question de la manière dont on peut s’approprier le néant. Je vous en cite un extrait.
« Seul le moi qui se décompose lui-même, le moi qui n’est jamais est réellement moi. Je suis le propriétaire de ma puissance, et je le suis quand je me sais unique. Dans l’unique, le possesseur retourne au rien créateur dont il est sorti. Tout être supérieur à moi, que ce soit Dieu ou que ce soit l’Homme, (avec un grand H), faiblit devant le sentiment de mon unicité et pâlit au soleil de cette conscience. Si je base ma cause sur moi, l’unique, elle repose sur son créateur éphémère et périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire : Je n’ai basé ma cause sur Rien. » Les jeunes gens qui, de nos jours, partent faire le jihad vivent cette décomposition du « moi », et le nihilisme occidental leur est un terrain favorable.
Les représentations du « moi », du « je », sont souveraines dans la Russie du 19° siècle, et particulièrement destructrices, comme on le voit dans Les Démons de Dostoïevski. Et c’est autour de ces représentations que s’organise le nihilisme de l’époque moderne à travers ce terrible paradoxe : souveraineté absolu de l’individu et désir d’anéantissement. Paradoxe lié à la naissance de la subjectivité qui constitue la tragédie moderne occidentale: Dans une certaine partie d’un monde signé, que le signe de croix finira par symboliser massivement, à l’aune du principe d’identité structurant l’imaginaire des peuples, l’altérité deviendra naturellement le cauchemar du plus grand nombre. Au vingtième siècle, ce signe de croix s’effectuera à l’ombre de la graphie des croix gammées.
Pourtant, rappelons qu’en occident, comme ailleurs, la plupart des œuvres qui constituent nos souvenirs d’avant la Renaissance ne sont pas signées. Elles ne portent pas de nom. Elles sont anonymes. Comme des cathédrales.
Peut-être la tentation moderne de la création a-t-elle été celle de sortir de l’anonymat. Sortir de l’anonymat illustre bien la procédure de l’individuation. C’est acquérir une identité. C’est sortir des limbes du néant, mais nous l’avons vu avec Stirner, c’est bientôt vouloir y retourner. Il y a, de nos jours, me semble-t-il, deux moyens de sortir de l’anonymat : La réclame et l’art. Il est vrai que les deux souvent se confondent. Mais le dénominateur commun à la réclame et à l’œuvre d’art, c’est un processus qui consiste à sortir de l’anonymat. Cela veut dire laisser un nom, avoir une adresse, même si le nom est un pseudonyme, même si l’adresse est masquée. L’art est sans doute l’épreuve de cette virevolte et de cette dramaturgie, les techniques n’en sont sans doute que les performances successives, et internet n’est sans doute que la croisée exponentielle des pseudonymes, des éponymes, des hétéronymes, des masques qui expriment les métamorphoses de l’individuation.
Et pourtant, au terme de cette individuation, comme par un phénomène d’hypnose, nous disons « je », nous disons « moi », comme si de « rien » n’était. Et quand nous sommes devant nos écrans-miroirs, nous créons nos sites qui sont souvent des mixtes, c’est-à-dire à la fois identitaire et anonyme, nous nous adressons en tant que pseudo-moi à d’autres pseudo-moi qui sont déjà des presque rien. L’individuation, c’est un rapport sublimé à ce « rien ». C’est le problème que Shakespeare avait su théâtralement mettre en perspective : Etre ou ne pas être. C’est le problème de l’individuation. Autrement dit avoir un nom ou tomber dans l’oubli. Avoir la capacité de nommer les choses ou laisser les choses surgir du néant et retourner au néant. Probablement faire les deux ensemble.
Dans mon livre, qui met en prise le théologien écossais Jean Duns Scot du 13 siècle et le poète français François Villon au 15 siècle, je présentais l’individuation comme un processus théologico-poétique qui conduit, en occident, à l’athéisme puis qui mène au nihilisme.
Comme le rappelait Deleuze, dans toute prise de position, il y a un temps pour l’implication. Quand on s’implique vient le temps de la complication. Et quand ça se complique, il faut un temps pour l’explication. La voici.
On résume en général le nihilisme par une définition très sommaire. Et on a raison : le monde est dénué de tout sens. Chaque adolescent, à sa manière, l’a pressenti. Cela signifie que le sens n’a pas de valeur. C’est donc la notion de valeur qui n’a aucun sens. Qu’est-ce qu’une valeur, sinon une représentation. Je me permets d’attirer votre attention sur ce terme de représentation. Je vais souvent maintenant en abuser.
La question est la suivante : peut-on vivre sans aucune représentation ?
Certainement, si l’on entend maintenant le nihilisme en tant que crise ou suspension de toute représentation. Une représentation, c’est l’action de replacer devant les yeux de quelqu’un. Peu importe la chose ou le dieu ou l’objet ou l’événement que l’on replace devant ses yeux. La crise de toute représentation, – et les exemples en art sont nombreux – c’est donc de renoncer à cette action représentative parce qu’elle n’a plus en soi de valeur. De même, le nihiliste ne peut pas et ne veut pas replacer devant ses yeux un événement qui s’est passé parce que cet événement, pour lui, ne représente rien. La France, par exemple, a nié pendant trente ans qu’elle avait été en guerre contre l’Algérie.
Etymologiquement, un événement, c’est « ce qui arrive », evenire, en latin, tandis qu’une circonstance, c’est ce qui « entoure », circumstantia. La représentation, c’est alors la corrélation d’un événement et d’une circonstance. C’est cette corrélation qui fait sens dans la représentation : je replace devant mes yeux tel événement tel qu’il s’est passé dans telle circonstance. J’ai une représentation de leur corrélation qui me permet de donner une certaine valeur, par exemple, à leur histoire. L’histoire est une représentation des valeurs dont le sens se manifeste, par exemple, dans les langues, dans les arts, dans les monuments, les symboles, les religions, etc.
Le nihiliste suspend toute représentation. Cependant, il se présente comme le mouvement ou la tendance de cette suspension. Il y a une présence très particulière du nihiliste. (Un peu comme celle de Dieu) Cette présence est la négation, la dévaluation, la destruction de toute représentation, c’est-à-dire de toute reconnaissance d’une valeur quelconque. Qu’est-ce donc qu’une présence sans représentation, sans reconnaissance, et par conséquent, sans valeur. C’est le nihilisme. Mais ce n’est pas « rien ». C’est un paradoxe. C’est ce qui provient du néant et retourne au néant et dont j’ai parfaitement conscience sans en avoir aucune représentation.
Ainsi dans l’érotisme, en va-t-il de l’amour comme d’une petite mort, au moment où je n’ai plus aucune représentation de l’être aimé. Georges Bataille était un spécialiste de ces arguties : J’ai dans les bras un néant dans lequel je m’anéantis.
La formule Il n’y a rien signifie que tout se vaut. Tout est égal. La présence du nihil, c’est l’indifférencié. On voit bien poindre la source des dangers : le nihilisme est un mode par lequel la présence au monde n’a ni représentants, ni représentés. Le paradoxe qui dérive de cette position métaphysique, c’est que le sens produit la destruction du sens. Cette production, aujourd’hui, est celle du libéralisme consumériste. Le sens provient du néant et retourne au néant. Mais cette provenance et ce retour étrangement nous font signe. Ils sont cette fois le signe de notre présence au monde sans représentations. Atermoiement sans fin de notre présence et de notre absence, les signes forment aussi ce qu’on appelle une œuvre d’art ou un livre dans notre modernité : quelque chose s’est mis en place devant nos yeux, et ce quelque chose, c’est, dans l’art contemporain, dans la littérature, la substitution du signe au sens. Anne Cauquelin, dans son ouvrage intitulé Petit traité de l’art contemporain, avait traité de ce thème dès les années quatre-vingt du siècle dernier.
Que faisons-nous alors avec ces signes qui ne font plus sens dans des pays, par exemple, où les démocraties prétendent pourtant « représenter » quelque chose plutôt que rien ? Si je profite de ce colloque pour poser la question, c’est qu’il me semble que, tant que l’on n’interroge pas les signes d’une contemporanéité, il est illusoire de réfléchir à un événement dans les répercussions internationales dont il est l’écho.
Et je propose un élément de réponse: Considérez, s’il vous plait, que le signe s’est émancipé du sens, de la tyrannie du sens si chère aux linguistes depuis Saussure. Regardez autour de vous : tout fait signe sans faire sens. La moindre publicité nous le rappelle. Nos moindres actes. On ne peut pas marcher sur le trottoir sans avoir un portable coincé entre l’épaule et l’oreille. Pour dire quoi ? Rien. Ou des choses insignifiantes, insipides. Les signes que nous faisons ne font plus sens.
Et cependant, j’attire votre attention : sans doute les signes que nous nous faisons ne représentent-ils plus aucun modèle. Sans doute ne vont-ils pas replacer sous nos yeux des valeurs préétablies, conventionnelles. Sans doute n’avons-nous plus rien à nous représenter, et nous avons appris, d’une certaine manière, cette leçon des nihilistes. Mais nous avons acquis un faire poétique, un poïen, sans représentation. Nous n’avons plus besoin, comme c’était le cas pour le nihiliste, de détruire nos représentations. Nous n’en avons plus. Celles-ci appartiennent à la chronologie. Et l’art n’est pas chronologique, pas plus que la pensée.
En ce sens, l’artiste, l’écrivain, aujourd’hui, ne représentent rien : il n’y a plus de sujet et il n’y a plus d’objet. L’artiste fait seulement qu’un monde se vit sans représentation. Un monde fait signe. Ce signe n’a pas d’autre sens que de manifester ce monde sans représentation. Et ce monde est la nouvelle valeur de l’artiste, de l’écrivain, en tant que dépassement du nihilisme. Ce monde est toujours, en quelque sorte « inactuel » comme disait Nietzsche, et « intempestif ». L’art, la pensée, sont toujours inactuels. Et c’est cette inactualité qui constitue leur événement. L’inactuel ne signifie plus que tout se vaut. Cela signifie au contraire que l’actuel n’a aucune valeur privilégiée. Ce qui a de la valeur, c’est ce qui passe, c’est le changement, c’est-à-dire, le devenir. Et à son tour, le devenir est la destruction de tout nihilisme.
Vous me direz que les drames du Moyen-Orient sont bien actuels. C’est une évidence criante. Seulement il ne faut pas prendre les effets pour les causes. Ces drames sont inscrits dans une histoire politique, religieuse, économique, militaire, culturelle et cultuelle que l’actualité n’épuisera jamais. Il faut en établir la genèse. Et nous ne pouvons plus nous contenter de « représentations » pour tenter d’en dénouer l’écheveau. Dans la manière dont nous concevons la réalité actuelle se joue notre rapport à l’éternité. Soit nous travaillons le moment présent en forgeant des idées nouvelles pour le transformer, et alors, c’est éternellement, sur un plan d’immanence, que ce présent change et a un devenir. Soit nous estimons que tout est écrit d’avance, et alors chaque moment présent se fige dans une sorte de fatalité qu’un jugement dernier viendra sanctionner sur un plan de transcendance. Sur le premier plan, Dieu est mort. Sur le second plan, Dieu est grand. Les conséquences sont irréconciliables. Qu’on ne vienne pas nous dire que ces considérations n’ont rien à voir avec les drames qui se jouent au Moyen-Orient.
Je pense, pour ma part, que nous devons toujours créer de nouvelles conditions de penser pour comprendre. C’est une question de dignité. C’est à chaque créateur, chaque penseur de prendre la parole et dans tous les pays, au lieu de laisser occupée la scène internationale par les spécialistes des stéréotypes. S’il y a quelque chose d’éternel en l’âme, c’est précisément, pour chacun d’entre nous, cette puissance à créer des idées nouvelles pour en finir avec les représentations du monde les plus éculées. Quel est le rôle de l’art précisément pour changer la vie ?
L’artiste fait revenir sous les yeux un monde sans représentation, c’est-à-dire sans référence à une autorité quelconque, fût-elle celle de la tradition la plus obtuse ou celle de la mode la plus éhontée; telle est la création artistique par essence inactuelle, parce qu’elle est le signe qui convoque toute époque même si chaque époque demeure autiste et sourde à ce signe.
L’artiste affirme le hasard, à savoir la rencontre de l’instable (le chaos) avec le moment opportun (l’œuvre d’art). Ce n’est plus Cronos, ce n’est plus la chronologie, ce n’est plus l’actualité. C’est le Kaïros. Le Kairos, c’est la rencontre de l’instable et du moment opportun. Ce qu’on appelle une œuvre d’art. Le chaos, c’est la matière inorganisée. De cette rencontre avec cette matière inorganisée, l’artiste va faire sortir une étoile dansante (l’œuvre d’art). Et sans doute cette étoile est-elle morte depuis longtemps, depuis le fond des âges, dès qu’elle apparaît. Elle est inactuelle, hors du temps. Elle sort du chaos que l’artiste portait en lui et dont il a triomphé. Ce triomphe, c’est un événement. Et cet événement, c’est le sens de l’œuvre d’art, aujourd’hui. L’œuvre ne représente rien. Mais fait signe. C’est par hasard que nous créons, aimons, naissons et mourons. C’est ce hasard que l’artiste affirme comme sens et valeur. Ce hasard ne sort pas du néant et n’y retourne pas. Il constitue provisoirement notre monde et son devenir.
Contrairement au mot que l’on a prêté à Malraux selon lequel le XXI° siècle sera religieux ou ne sera pas, ce début de siècle est celui de la lente et inexorable agonie des monothéismes et des archaïsmes. S’annonce alors une éternité hic et nunc, ici et maintenant, que vont célébrer les futurs générations insurrectionnelles : Par la création, par la pensée, et non pas en se laissant embrigader par le nihilisme occidental qui favorise toujours la montée des fanatismes et qui a été la terre de prédilection des monothéismes. Terre de prédilection où nihilisme et eschatologie ont échangé leurs lettres de terreur.
Je reviens une dernière fois sur l’hypothèse d’un monde créé ex nihilo. Celle-ci suppose qu’il y ait un sens occulte, c’est-à-dire un dessein ou une finalité qui transcende l’entendement fini. C’est l’hypothèse des monothéismes, sans exception. Avec cette hypothèse, toutes les interprétations sont possibles, même les plus contradictoires. Elles sont nécessairement source de conflits, comme le démontrent incessamment les guerres de religion. Et ce qui se passe au Moyen-Orient, comme en Syrie, illustre tragiquement l’interminable agonie des monothéismes attisée par l’Occident pour des raisons spéculatives.
A contrario, dans l’hypothèse d’un monde qui a toujours existé, aucun sens n’est à déchiffrer en dehors des signes qu’il produit. Il s’agit du monde que nous inventons, que nous créons. C’est le monde des penseurs, des artistes et de chaque personne. En conséquence de quoi, il faut savoir dans quel monde nous préférons vivre. Celui créé par Dieu où tout est dicté par avance, ou celui pensé par et pour les hommes où tout est à inventer. Ces deux mondes sont incompatibles. Signalons que cette Europe démocratique monothéiste s’est érigée constamment sur un fond monarchique toujours actualisé (La Norvège, la Suède, le Danemark, l’Angleterre, les Pays-Bas, la Belgique, l’Espagne sont actuellement encore des monarchies « représentées » par des démocraties.)
D’une façon générale, l’Europe, depuis qu’elle est devenue monothéiste, a imposé un modèle transcendantal diversifié, par son expansionnisme et par son nihilisme :
Par son expansionnisme, d’une part, elle a cherché à établir un oecuménisme. Mais nous savons que les monothéismes ne peuvent coexister sur le même territoire sans s’affronter puisque chacun est à la recherche d’un sens de la création qui condamne la prétention des autres à cette même quête. Par son nihilisme, d’autre part, elle a fait de l’œcuménisme une sorte d’entropie, un fond où les différences sont vouées à s’annuler, à se détruire, à s’anéantir. En conséquence de quoi, l’élément de réponse que j’ai voulu avancer en posant la question du sens et du signe, dans le contexte de notre colloque, est le suivant :
En abandonnant la quête effrénée d’un sens transcendantal, nous deviendrons capables de produire des signes immanents à la vie dont nous sommes la seule cause. Nous nous engagerons dans des voies pacifiques, plurielles. C’est la voie de la pensée et de l’art contre celle des préjugés et des superstitions. Nous n’avons pas le droit de régresser, de stagner, d’ergoter, de marcher dans les sentiers battus de la morale et du sens commun le plus éculé. Et ce n’est pas la même chose de vivre dans les hébétudes de la transcendance que de construire un monde ici et maintenant, avec un sentiment de joie, sur un plan d’immanence. Mais encore faut-il que nous pensions un monde sans Dieu et sans Néant, c’est-à-dire un monde qui ne dépend que de nous. Car l’éternité ne nous vient pas d’un Dieu et ne sort pas du néant.
La mort individuelle est enveloppée par la vie collective : c’est l’éternité. Des gens, après nous, vivront. Des gens, avant nous, ont vécu : c’est l’éternité.
La « représentation » la plus honteuse des monothéismes, c’est de croire qu’on puisse accéder à un « au-delà » en sacrifiant la vie humaine. Que de mains coupées, de têtes tranchées pour des paradis artificiels dont le nom est la haine de l’autre, de la différence, de la diversité. Et je ne pense pas seulement aux odieuses tueries des islamistes. Je pense aussi à l’odieux sacrifice du Christ pour sauver l’humanité et à l’hallucinante rhétorique de la transsubstantiation qui fonctionne aujourd’hui encore dans l’imaginaire chrétien. Quel modèle de « représentation » que cette conversion d’une substance en une autre selon laquelle le pain et le vin symbolisent le corps et le sang d’un cadavre cloué et vénéré par des sectes depuis deux millénaires. Nous n’avons pas à nous laisser empêtrer dans l’herméneutique des monothéismes, et à nous soumettre au régime de la transcendance. Peut-être que ces signes que nous nous faisons construisent notre seul devenir, notre seul advenir, dont on ne peut rien dire par avance, et qui n’est inscrit sur aucune table de la loi. C’est, de toute façon, à chacun de nous d’inventer l’éternité hic et nunc, sur un plan d’immanence, pour sortir du pullulement des archaïsmes qui font de nous de perpétuels gisants.
Philippe Sergeant, Philosophe
Philippe Sergeant a enseigné la philosophie de l’esthétique à l’École européenne de l’image. Il est l’auteur de nombreux essais sur l’art et la philosophie.
Il est titulaire de Capacité en Droit, Rouen, 1973 ; Licence de Droit, Rouen, 1974 ; D.E.A Lettres, option philosophie, sous la présidence de Henri Meschonnic, Université Paris 8, 1993